Bien que le premier chapitre reprend brièvement les grandes pratiques du Crédit Impôt Recherche (CIR) et Innovation (CII), cet article n'a pas pour vocation à détailler les différents postes de dépenses éligibles au CIR/CII. Sur ce sujet, nous invitons le lecteur à parcourir les ouvrages de référence, à savoir le guide du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche [1] ainsi que les textes de lois qui lui sont associés [2-3], en conservant à l'esprit que seuls les textes de lois constituent l'unique référence en matière de fiscalité pour les deux dispositifs.
1. Généralités sur le CIR et CII
Le crédit d'impôt recherche (CIR) et le crédit d'impôt innovation (CII) sont des aides fiscales qui permettent aux entreprises de financer leurs activités de Recherche et Développement (R&D) et d’Innovation. La détermination de l’assiette du CIR (respectivement du CII) peut être décomposée en deux étapes :
- La première étape consiste à identifier les dépenses éligibles relatives aux activités de R&D et d’Innovation. Concernant les activités de R&D, le CIR s’appuie sur le bulletin officiel des impôts BOI-BIC-RICI-10-10-10-20. Ce bulletin officiel délimite le périmètre des travaux éligibles en référence au Manuel de Frascati (la dernière édition date du 8 octobre 2015). Concernant les activités d’Innovation, le CII s’appuie sur le bulletin officiel des impôts BOI-BIC-RICI-10-10-45. Ce bulletin officiel délimite le périmètre des activités éligibles en référence au Manuel d’Oslo.
- La seconde étape consiste à déterminer l’assiette compte tenu des règles fiscales qui définissent les dépenses éligibles. Les dépenses éligibles concernent principalement :
- les dépenses liées aux dotations aux amortissements,
- les dépenses de personnel, les dépenses de fonctionnement,
- les dépenses relatives à des opérations de R&D externalisées et agrément des prestataires,
- les dépenses relatives à la protection de la propriété industrielle,
- les dépenses de normalisation et les dépenses liées à la veille technologique.
Le chiffrage ainsi réalisé doit générer les valeurs renseignés dans le formulaire 2069-A-SD de la liasse fiscale à déposer avant la mi-juin de chaque année par l'entreprise (dans le cas où l'entreprise réalise son exercice fiscal le 31 décembre).
Afin de justifier des dépenses de R&D, l'entreprise doit également produire un dossier technique dans lequel elle décrit l'ensemble des travaux réalisés ainsi que les heures associées par personne et par projet.
Si, à première vue, il paraît aisé de suivre les recommandations du ministère pour déposer un CIR ou CII, dans la pratique il n'en est rien. Les textes de lois regorgent de subtilités qui font que leur application devient rapidement sujet à discussion aussi bien du côté de l'entreprise que du côté de l'administration fiscale. Pour cette raison, de nombreux cabinets de consultants spécialisés en fiscalité de la Recherche sont peu à peu apparus sur le marché afin de palier aux manques de connaissance du dispositif de la part des entreprises.
Nous pourrions alors penser que l'apparition de ces cabinets a permis de combler d'une certaine manière les lacunes d'un gouvernement et d'une administration fiscale qui peinent à expliquer aux entreprises les logiques de la Recherche et de l'Innovation en France. Pourtant, l'apparition de ces cabinets n'a fait qu'augmenter la complexité globale du système en augmentant le nombre d'interlocuteurs entre les entreprises et l'État. L'entreprise se retrouve alors cloisonnée entre des demandes de la part de l'État qu'elle ne comprend pas et des cabinets qui cherchent majoritairement à accroître leur profit et leur notoriété. Cette complexité rend aujourd'hui difficile une réforme en profondeur du dispositif ainsi mis en place. En effet, une majorité des PME en France "vivent" aujourd'hui des ressources accordées par le CIR/CII et une minorité d'entre elles sont devenues complètement dépendantes du système : la suppression du dispositif entraînerait la faillite de celles-ci.
2. La Recherche et l'Innovation en entreprise
Objectivement, la majorité des entreprises qui déposent un CIR ou un CII ne réalisent pas de la Recherche ou de l'Innovation au sens propre du terme comme cela est pratiqué dans les laboratoires de recherche publics ou privés. La démarche scientifique est très souvent absente ou mal appliquée. Rares sont les publications publiées dans des revues de rang A par les salariés de l'entreprise à la suite de travaux qualifiés comme étant de la Recherche. Il n'existe, par ailleurs, aucune confrontation des résultats de Recherche produits par une entreprise avec le reste de la communauté scientifique. Ce point est pourtant essentiel en Recherche puisque la validation des travaux d'un chercheur se fait toujours par ses pairs. Il apparaît donc étonnant que l’État n'ait jamais inclus ce critère dans le cadre de son dispositif.
En reprenant le problème depuis son origine, étant donné que la grande majorité des entreprises ne réalisent pas de Recherche au sens propre du terme, l’État devait trouver un moyen d'action afin de faire ressortir les activités de Recherche d'une entreprise ou, tout du moins, de permettre à une entreprise de s'orienter peu à peu vers de véritables activités de Recherche. Le dispositif CIR devait être ce moyen d'action mais, visiblement, après plus de 30 années d'existence, peu de choses ont évolué. Nous pouvons alors nous interroger quant à l'efficacité du dispositif mis en place.
Il existe néanmoins quelques rares entreprises qui indiscutablement réalisent des travaux de R&D. Parmi elles, nous trouvons de jeunes entreprises innovantes (JEI) créées par un ou plusieurs chercheurs qui ont eu l'opportunité de valoriser leurs travaux de Recherche sous la forme d'activités à but lucratif. Ainsi, certains chercheurs mettent à disposition de leurs clients leur expertise sous la forme de prestations. Les domaines particulièrement en vogue ces dernières années concernent les mathématiques (modélisation, statistiques, etc.) et l'informatique (algorithmes d'apprentissage, traitement des Big Data, etc.). Les recherches menées au sein de ces sociétés sont souvent publiés (partiellement ou non) par les chercheurs. Ainsi, les chercheurs valorisent dans le même temps leur notoriété professionnelle et leur notoriété académique. Nous verrons, néanmoins, que certaines de ces entreprises, de part leur structuration très particulière en matière de Recherche, peuvent facilement détourner le système à leur avantage en masquant certaines de leurs activités non éligibles au CIR dans des activités de Recherche éligibles.
3. Le jeu des cabinets privés
Dans le cadre du CIR/CII, une entreprise a la possibilité de faire appel à un cabinet extérieur afin de l'aider à rédiger et à mettre en place sa stratégie de Recherche et d'Innovation. Les cabinets privés existent parce que la Recherche est souvent une notion très abstraite pour les entreprises et parce que les textes de lois sont obscurs pour les non-initiés. Clairement, une entreprise qui ne souhaite pas perdre de temps à réaliser un chiffrage et un dossier technique pour son CIR/CII fera appel à un cabinet. En effet, dans la majorité des cas, l'entreprise souhaite essentiellement récupérer un crédit d'impôt sur la base de ses activités qu'elle aura jugé potentiellement éligible et ne souhaite surtout pas se soucier de la mécanique interne du dispositif. Nous tombons alors pleinement dans l'optimisation fiscale et l'objectif de l’État de faire de son dispositif, CIR/CII, un dispositif de structuration de la Recherche en entreprise est clairement mis de côté.
Sur ces principes, les cabinets se financent sur le montant du CIR/CII déclaré par l'entreprise, soit sur la base d'un pourcentage, soit sur la base d'un forfait. Certains cabinets n'hésitent pas à ajouter de la complexité au contrat passé avec l'entreprise soit en réalisant des paliers de pourcentage selon les montants déclarés, soit en proposant une prestation fixe couplée à un pourcentage en fonction du montant déclaré. Les cabinets peuvent également proposer des assurances lors de redressements fiscaux afin de garantir un remboursement sur les sommes non perçues par l'entreprise. La tâche reviendra au client d'analyser son contrat et réaliser de savants calculs afin de ne pas se laisser abuser par le cabinet.
Les textes de lois mentionnent que les dépenses liées aux prestations de conseil doivent être déduites de l'assiette globale du montant du CIR/CII déclaré. Soit la prestation est fixée à la proportionnelle, soit elle est forfaitaire. Dans le cas d'un forfait, et seulement dans ce cas, si ce dernier n'excède pas la somme de 15 000 euros hors taxes ou 5% du total des dépenses de R&D éligibles au CIR (minoré des subventions publiques perçues par l'entreprise) alors la prestation n'a pas à être déduite de l'assiette globale du montant du CIR/CII déclaré. C'est ainsi que certains cabinets, qui auront signé un premier contrat sur la base de la proportionnelle, inviteront l'entreprise à modifier leur contrat lorsqu'ils s'apercevront qu'il est plus avantageux de réaliser une prestation forfaitaire que proportionnelle. Le montant du CIR/CII augmentant, le nouveau contrat sera également plus avantageux pour l'entreprise. Sur ces bases, il ne sera pas difficile pour un cabinet de convaincre l'entreprise de modifier le contrat initial... mais cette pratique est illégale.
Les cabinets proposent, aujourd'hui, d'autres prestations en lien avec le développement des activités de Recherche des entreprises et le dispositif CIR/CII est souvent, pour eux, une simple porte d'entrée. Cependant, le rôle des cabinets est avant tout de réaliser du profit au détriment de la mise en place d'une véritable stratégie de Recherche et d'Innovation. D'autre part, les salariés des cabinets ne sont généralement pas issus du monde de la Recherche et, par conséquent, peinent eux-mêmes à appréhender ce qui caractérisent ou non une activité de Recherche. Leur objectif est avant tout de faire travailler le client (certains diront «accompagner») afin d'accumuler davantage de dossiers et, en conséquence, augmenter le chiffre d'affaire du cabinet. C'est ainsi que certaines entreprises se voient rédiger entièrement leur propre dossier technique alors qu'elles rémunèrent déjà le cabinet pour cette tâche.
4. Le jeu des entreprises
Les entreprises, aussi, ne jouent pas forcément le jeu de la transparence et cherchent à profiter du système. Tel est le cas, par exemple, des jeunes startup créées par un ou plusieurs chercheurs dans un domaine bien particulier. De part leur bagage scientifique, leur notoriété et leurs publications, ces jeunes sociétés ont d'emblée très peu de chance d'être redressées. Leur dossier technique est complexe et regorge de références scientifiques. Il devient alors difficile pour un contrôleur de contredire les travaux réalisés et le dossier est systématiquement validé. Cependant, il n'est pas rare de voir ces mêmes sociétés gonfler artificiellement les heures passées sur leurs projets de R&D afin d'augmenter l'assiette de leur CIR. Certaines vont même à inclure des petits projets annexes à leurs projets de recherche qui n'entrent pas dans les critères du CIR. Ces petits projets étant noyés dans la masse, il devient presque impossible de les détecter sans passer un temps considérable à l'étude du dossier technique.
Les entreprises regroupées autour de société mère peuvent également contourner le système. En effet, une entreprise peut sous-traiter une partie de ses travaux de R&D à une autre société pour peu que celle-ci soit agréée par le ministère de la recherche. Imaginons, par exemple, une société mère possédant deux entreprises (ou filiales) que nous nommerons A et B. L'entreprise B est agréée mais ne déclare pas de CIR. L'entreprise A déclare du CIR et sous-traite une partie de ses travaux de R&D à l'entreprise B. Le coût pour l'entreprise B est de 8 000 euros qu'elle facture à l'entreprise A à hauteur de 10 000 euros (soit 2 000 euros de marge commerciale). L'entreprise A pourra inclure la facture de 10 000 euros dans l'assiette de son CIR. Etant donné le taux du CIR fixé à 30%, l'entreprise A récupèrera 3 000 euros de crédit d'impôt. Pour la société mère, le coût total réel est toujours de 8 000 euros et comme l'entreprise B ne déclare pas, le montant du crédit d'impôt récupéré pour la société mère est donc celui de l'entreprise A, soit 3 000 euros.
Nous pourrions alors penser qu'il serait plus intéressant pour la société mère que les deux entreprises A et B déclarent chacune de leur côté du CIR. Les résultats de la Recherche de l'entreprise B pourrait être transmis ensuite à coût zéro pour l'entreprise A. Cependant, dans cette situation, l'entreprise A ne déclarera pas les 10 000 euros de facturation et l'entreprise B devra déclarer le montant exacte de ses dépenses de R&D, soit 8 000 euros. Pour la société mère, c'est donc seulement 8 000*0,3 = 2 400 euros qu'elle récupère en crédit d'impôt.
En définitive, la société mère préférera la première combinaison car elle pourra inclure la marge commerciale de 2 000 euros dans l'assiette de son CIR alors que, clairement, cela ne relève en rien de la Recherche ou de l'Innovation.
Un dernier exemple concernerait les frais de cabinet à déduire de l'assiette du CIR/CII. Ces frais peuvent également être reportés sur l'année suivante à la demande de l'entreprise. Néanmoins, si l'année suivante l'entreprise ne dépose pas de CIR/CII, alors les frais de cabinet qui auraient dû être déduit de l'assiette sont tout simplement annulés. C'est donc un manque à gagner pour l'État.
5. Pourquoi le système fonctionne ?
Tout simplement car la demande est forte de la part des entreprises. L'administration fiscale reçoit chaque année une somme colossale de dossiers et ne peut, par conséquent, pas tous les traiter correctement. Sur l'ensemble des demandes réalisées par les entreprises, il n'existe finalement qu'un pourcentage assez faible de contrôle de la part de l'administration. Et lorsqu'il y a contrôle, le pourcentage d'être redressé pour l'entreprise est encore plus faible. Finalement, si un cabinet traite suffisamment de dossiers, il sera toujours gagnant compte tenu du faible taux de redressement. Et cette remarque n'incite généralement pas les cabinets à réaliser un travail de fond sur les travaux de Recherche menés par l'entreprise. Les dossiers sont souvent de médiocre qualité et l'administration n'a que très peu de moyens pour juger correctement de la pertinence de ces derniers.
L'administration fiscale a pourtant le pouvoir de faire appel à des experts extérieurs afin d'évaluer la légitimé du dossier technique. Ces experts sont généralement des chercheurs du domaine ou des hommes de métier. Mais ils sont également en fin de carrière, ou à la retraite, et admettent être peu rémunérés pour leur expertise ce qui ne les encouragent pas à disséquer les dossiers. Et pour peu que le domaine de recherche de l'entreprise soit très spécifique, d'emblée l'expert ne possédera pas les connaissances suffisantes et nécessaires afin d’appréhender correctement le dossier. Au mieux, il validera le dossier, au pire il épiloguera sur des détails sans réelle importance pour un scientifique mais d'une grande importance pour le contrôleur fiscal. Car le contrôleur fiscal a l'obligation, chaque année, de redresser un certain nombre de dossiers. Ce sera donc, trop souvent, sur des détails insignifiants que se jouera la somme exacte du CIR/CII perçue par l'entreprise.
Les cabinets de consultants s'appuient sur le mal-être du système pour réaliser leur chiffre d'affaire. S'il était possible pour l'administration fiscale d'expertiser chaque dossier déposé par les entreprises avec une rigueur scientifique telle que nous la rencontrons dans les laboratoires, alors les cabinets deviendraient impuissants à produire des dossiers techniques de qualité. Le niveau d'expertise serait telle qu'ils perdraient davantage d'argent à produire un dossier qu'à ne rien tenter du tout. Et c'est parce qu'il n'existe finalement que peu de contrôles fiscaux que les cabinets peuvent vivre de leur piètre expertise en matière de Recherche.
En définitive, si l'administration fiscale imposait aux entreprises une véritable rigueur scientifique alors ces dernières seraient dans l'obligation de se soumettre à l'expertise de la communauté scientifique et le dispositif CIR/CII en serait grandement simplifié. En étant plus simple d'application, le dispositif ne créerait pas le besoin pour les entreprises de faire appel à des cabinets extérieurs et l'administration fiscale se verrait plus facilement approuver telle ou telle dépense car celle-ci serait d'emblée fléchée comme une activité de Recherche par la communauté scientifique. Les chercheurs ont tout à y gagner à profiter d'un tel système pour vendre leur matière grise et créer le lien entre les laboratoires et les entreprises. Mais tant que l'État ne fera pas l'effort de comprendre comment fonctionne ses laboratoires et, plus généralement, la Recherche en France, le dispositif CIR/CII ne sera jamais véritablement un levier stratégique de développement pour les entreprises comme cela avait été envisagé au départ.
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