3. Les techniques de mesure régionale

NooLib The Blog | le 03-10-2016
Catégorie : Biophysique
Lors de chaque battement cardiaque, le ventricule gauche propulse dans l’aorte un certain volume de sang de l’ordre de 80 ml. Du point de vue dynamique, l’écoulement du sang dans les artères est considéré comme un écoulement double.
 Aussi, à chacune des contractions cardiaques, il est créé simultanément :



  1. des ondes propagées

  2. un écoulement non ondulatoire


Lorsque nous enregistrons une des variables mécaniques de cet écoulement (pression, débit, vitesse), nous inscrivons la somme des deux précédents signaux liés, synchrones, mais obéissant à des lois différentes. Au temps t, celui de l’ouverture des valves aortiques, le coeur éjecte dans la conduite un volume de sang ayant une certaine masse et une certaine pression variable mais toujours supérieure à 100 mmHg. Au niveau de la crosse aortique, se trouvait, au même instant t, un autre volume de sang qui avait été introduit par l’éjection précédente et qui possédait une autre vitesse et une certaine pression « résiduelle » de l’ordre de 80 mmHg. Entre ces deux volumes, il se produit un choc, dit choc aortique. Il a été enregistré par Noble en 1993 et dure 0,22 seconde.

Nées du choc aortique, ce sont des ondes de pression, ou ondes intra-vasculaires, qui vont se propager le long de la paroi artérielle et induire des ondes de débit. Nous pouvons définir une onde de pression comme une variation sinusoïdale de pression se propageant le long d’une conduite sur une distance z pendant une unité de temps. L’onde de pression artérielle (ou l’onde de pouls) est donc une onde mécanique susceptible de modifier ses propriétés en fonction des propriétés intrinsèques de la paroi artérielle. La vitesse de propagation c0 de l’onde en m/s peut être estimée à partir de l’équation de Moens-Korteweg introduite en 1994.

c_0 = \frac{1}{\sqrt{\rho (\frac{1}{\epsilon} + \frac{2r}{Eh})}}
où c0 dépend du module d’élasticité de Young E de la paroi artérielle, de l’épaisseur de la paroi artérielle h, du rayon de l’artère r, de la densité du sang ρ ainsi que du module d’élasticité du fluide ε. Cependant la variable 1/ε peut être considérée comme un terme négligeable puisque ε est très grand comparé au module de young E. L’équation se simplifie pour devenir l’équation :

c_0 = \left( \dfrac{Eh}{2\rho r} \right)^{\frac{1}{2}}
Le module d’élasticité de Young E reflète le caractère élastique des tissus qui composent la paroi. Ainsi plus la paroi sera souple (c’est-à-dire pour E=108 N/m2) et plus la vitesse de propagation sera faible et inversement. Il existe donc un lien étroit entre la vitesse de propagation de l’onde de pouls et la rigidité de la paroi de l’artère.

1. Mesure de la rigidité régionale par tonométrie d’aplanation


D’après les observations précédentes, si l’on parvient à établir la vitesse de propagation de l’onde de pouls entre deux sites anatomiques, il sera alors possible d’estimer un indice de la rigidité artérielle et donc de caractériser l’atteinte du risque vasculaire du segment artériel étudié. La méthode de référence actuelle repose sur la technique dite de tonométrie d’aplanation.

La technique tonométrique permet l’enregistrement du pouls artériel au moyen d’un ou plusieurs capteurs ultra sensibles aux variations de pression et aux mouvements des tissus environnants l’artère étudiée. Les variations de pression pulsatiles dues à la déformation de la paroi artérielle par le sang peuvent être ainsi recueillies à chaque battement cardiaque. Dans le cas de la mesure de la vitesse de l’onde de pouls (VOP), un seul capteur est suffisant pour l’enregistrement du signal de pression.
Deux enregistrements successifs sur deux zones anatomiques sont nécessaires afin d’évaluer une vitesse. En pratique, le capteur de pression s’apparente à un stylo que l’on pose directement sur la peau. Celui-ci est relié par fibre optique à une unité centrale, comme visualisé sur les figures suivantes.


Figure 1. Appareil SphygmoCor développé par la société AtCor Medical. Lien


Figure 2. Appareil Pulse Pen développé par la société DiaTecne. Lien


Aussi, le pouls ne pourra être enregistré qu’au niveau des zones de perception du flux pulsé : artère temporale, artère carotide, artère humérale et radiale, artère fémorale et artère pédieuse pour ne citer que les principales. L’aorte n’est donc pas directement accessible via cette technique. Toutefois il est possible d’obtenir une bonne approximation de la vitesse de conduction au niveau de l’aorte en se positionnant d’une part sur l’artère carotidienne et d’autre part sur l’artère fémorale (au milieu du pli de l’aine). On évalue ainsi la rigidité du tronçon carotide-fémorale qui est approximativement la rigidité de l’aorte prise dans son ensemble.


Figure 3. Mesure de la vitesse de l’onde de pouls entre la carotide et la fémorale par technique d’aplanation.


Il a été observé que la courbe de l’onde de pouls mesurée sur différentes zones anatomiques présente un décalage temporel en prenant l’onde R du signal électrocardiogramme comme base de temps (voir la figure précédente). Ce décalage temporel reflète directement le temps de transit de l’onde de pouls d’un site anatomique à l’autre et dépend des propriétés élastiques de la paroi artérielle, comme établi précédemment. La vitesse de l’onde de pouls (VOP) aortique peut donc être évaluée comme le rapport de la distance d, séparant le site de mesure de la carotide et de la fémorale, et le temps de transit Δt de l’onde entre les deux sites de mesures selon la relation :

VOP = \dfrac{d}{\Delta t}
Plus la valeur de la VOP est grande et plus la paroi aortique est considérée comme rigide. Les dernières recommandations de 2012 de la société européenne d’hypertension (ESH) ont suggéré qu’une valeur de la VOP supérieure à 10 m/s était considérée comme relevant d’un cas pathologique [1].

La tonométrie d’aplanation est actuellement considérée comme la méthode de référence pour l’évaluation de la rigidité régionale aortique [1]. A noter que le terme régionale est ici un paramètre important à prendre en compte, en comparaison à une mesure locale, puisqu’il définit la précision spatiale de la technique. Il serait tout à fait envisageable d’établir une rigidité de l’arbre artériel entre le poignet et la cheville mais le résultat ne serait qu’une moyenne très grossière de l’état de chaque segment artériel pris séparément. Elle ne serait pas représentative de la rigidité de l’aorte. Par conséquent, nous devons considérer que la mesure de la VOP entre l’artère carotidienne et l’artère fémorale est en réalité une mesure composite de la vitesse de l'onde circulant le long de l'aorte. En effet, chaque segment artériel possède ses propres propriétés élastiques et géométriques. Nous savons, par exemple, que de nombreuses différences morphologiques et physiologiques apparaissent entre l'aorte et l'artère fémorale. Il est donc naturel de penser que la VOP carotide-fémorale ne peut se substituer avec la VOP aortique seule.

Afin de faire une évaluation précise du temps de transit entre deux ondes de pouls, plusieurs méthodes de calculs ont été envisagées. En se basant par rapport à l’onde R du signal ECG, une méthode propose de mesurer le décalage temporel entre les deux pieds de l’onde de pouls (figure précédente). A cet effet, plusieurs algorithmes de calculs ont été développés dans le but de détecter automatiquement le pied de chaque onde de pouls. L’algorithme retenu principalement est la détection du pied de l’onde par l’intersection des tangentes aux courbes.

La technique tonométrique pour la mesure de la vitesse de l’onde de pouls a séduit un grand nombre de chercheurs et de plus en plus de praticiens de par son caractère non invasif et sa simplicité d’utilisation. Elle a été définie comme la méthode de référence pour la mesure de la rigidité régionale de l’aorte. Une multitude d’études prospectives et rétrospectives ont montré un intérêt grandissant à l’utilisation de la rigidité comme nouveau facteur prédictif pour la mortalité toute cause confondue (la mortalité cardiovasculaire, cardiopathie ischémique et accidents vasculaires cérébraux) [2-4].

Pourtant cette technique souffre de plusieurs inconvénients qui freinent son implantation en milieu hospitalier dans le cadre d’examens en routine clinique. Bien que d’une simplicité apparente, la nécessité d’une bonne expérience de l’opérateur couplée à la qualité du capteur de pression est parfois indispensable afin d’obtenir une mesure fiable et précise de la vitesse de l’onde de pouls. De plus la technique est très souvent inefficace chez les personnes présentant un indice de masse corporelle (IMC) élevé : l’accès au pouls est impossible du fait du panel adipeux. Enfin, la mesure de la distance entre les deux sites anatomiques est encore sujette à controverse. Le choix des sites de mesures pour la distance carotido-femorale n’est pas encore bien défini et la méthode anglosaxone (différence entre la distance fourchette sternale-femorale et carotide-fourchette sternale) a tendance à être prise par défaut afin d’éliminer le segment artériel crosse aortique-carotide dans la mesure de la rigidité aortique.
Cependant, le temps de transit de l’onde de pouls reste identique. Une simple correction de la distance suffit-elle à ne prendre en compte que le segment aortique, surtout lorsque cette distance est sujette à la morphologie du patient ?

2. Mesure de la rigidité régionale par analyse de l’onde de pression


L’onde de pouls est un phénomène se propageant de proche en proche. Le stockage provisoire du volume de sang provoque une dilatation de l’artère lors de son passage. Ainsi, l’élasticité de la paroi artérielle et les résistances périphériques sont mises à profit pour transformer l’éjection ventriculaire systolique discontinue en un écoulement continu (effet Windkessel).

Dans un système d’écoulement laminaire, le débit Q en ml obéit à la loi de Poisseuille et le calcul des résistances périphériques se déduit de cette loi suivant l’équation :

RP = \dfrac{\Delta p}{Q} avec Δp la pression pulsée en Pa et RP la composante des résistances périphériques en Ω.

A l’approche d’une singularité, c’est-à-dire d’une bifurcation artérielle, un phénomène de réflexion apparaît. Il y a naissance d’une onde réfléchie du fait d’une différence de résistances entre deux segments artériels. Cette onde réfléchie va se superposer à l’onde incidente ce qui provoque alors une augmentation de la pression systolique. Cette augmentation artificielle de la pression systolique implique donc un travail supplémentaire du cœur.


Figure 4. Onde de pression d'une artère périphérique (en rouge) séparée en une onde incidente (en bleu) et une onde réfléchie (en vert). Selon l'élasticité des troncs artériels, l'onde réfléchie sera plus ou moins en avance de phase et pourra provoquer une augmentation artificielle de la pression.


Plus la paroi de l’artère est rigide et plus la vitesse de l’onde de réflexion est grande, ce qui implique une onde de réflexion de plus en plus précoce dans la phase systolique et donc un travail cardiaque encore plus important. Ce phénomène peut être facilement analysé en mesurant l’index d’augmentation, noté Aix, comme le rapport de l’amplitude de l’onde de réflexion, déterminée entre le premier épaulement de la courbe de pression et le pic de pression systolique, et l’amplitude de la pression pulsée. Plus l’index d’augmentation Aix est élevé, plus grande est la rigidité artérielle.
La méthode requiert une détermination très précise du premier épaulement de la première partie de la courbe de pression. En général, les méthodes de calculs utilisent la dérivée quatrième du signal de pression pour la détection des différents pics. Cependant des études de comparaison avec la VOP ont montré une faible corrélation avec l’indice Aix. Les valeurs d’indice Aix sont le plus souvent attribuées à une rigidité des petites artères périphériques : le site de mesure le plus couramment utilisé étant l’artère digitale, c’est-à-dire l’artère située au niveau de l’index.

Des techniques plus sophistiquées, comme le Complior d'Alam Medical, permettent l'enregistrement simultané de plusieurs sites anatomiques où le pouls est palpable. Ainsi, il est possible pour l'appareil Complior d'enregistrer simultanément l'onde de pression au niveau de la carotide commune, au niveau de l'artère fémorale et au niveau d'artères périphériques comme l'artère radiale. L'intérêt de la simultanéité réside dans la synchronisation, sans utilisation d'électrocardiogramme, de l'ensemble des signaux de pression. D'autre part, l'appareil Complior propose également l'évaluation de la pression centrale à partir de la mesure de la pression carotidienne. L'argument majeur de cette mesure réside dans le fait que la courbe de pression centrale est pratiquement identique à la courbe de pression carotidienne [5].


Figure 5. Appareil Complior développé par la société Alam Medical. Lien


3. La mesure de l’index de pression systolique


L'index de pression systolique (IPS) est le rapport de la pression artérielle P prise au niveau de la cheville sur la pression artérielle P mesurée au bras (pression systolique humérale) :

IPS = \frac{P_{cheville}}{P_{humerale}}
Généralement mesurée à partir d'un appareil Doppler continu, la pression systolique de cheville se mesure sur l’artère tibiale postérieure et l’artère tibiale antérieure à l’aide d’un brassard à tension.

L'IPS apparaît comme un indice important afin de dépister et suivre l’évolution d’une artériopathie oblitérante des membres inférieurs (AOMI). Normalement, cet index est voisin de 1, situé entre 0,9 et 1,2. Un index inférieur à 0,9 indique la présence d’une maladie artérielle, qu’elle soit ou non ressentie par le sujet. Cette artériopathie pourrait à terme retentir sur la circulation d’autres territoires que les membres inférieurs : cerveau, coeur (infarctus) ou rein par exemple. Un index > 2 indique une rigidité exagérée des artères comprimées par le brassard. Cette rigidité des artères de cheville peut évoquer un diabète ou une insuffisance rénale.

4. Mesure de la rigidité régionale par technique d’impédance bioélectrique


Récemment, des chercheurs ont développé une méthode non-invasive, simple, rapide et faible pour l’évaluation de la rigidité aortique basée sur la technique d’impédance bioélectrique, ou d’impédancemétrie [6]. Cette technique repose sur l’analyse des variations du signal d’impédancemétrie générées par les variations de conductivité de la propagation du sang dans les larges artères (1/ΔZ où Z représente l’impédance électrique). En pratique, le signal d’impédancemétrie est enregistré au moyen de deux paires d’électrodes ECG raccorder à un impédancemètre (PhysioFlow PF-05 lab1, Manatec laboratories, France). Un faible courant électrique de haute fréquence (3,8 mA, 75 kHz) est administré à travers la première paire d’électrodes (1 et 4) et un potentiel électrique est maintenu constant entre la seconde paire d’électrodes (2 et 3).


Figure 6. Positionnement des électrodes pour la mesure du signal d'impédance bioélectrique au niveau d'un tronçon artériel. Pour l'aorte, par exemple, les électrodes seront positionnées au niveau des numéros 1-4 et 2-3. La position de ces électrodes est ensuite translatée sur chaque segment artériel étudié.


Deux électrodes supplémentaires sont également positionnées afin de recueillir le signal électrocardiographique qui servira de base de temps au signal d’impédancemétrie. Les variations du signal d’impédancemétrie seront alors directement liées à la propagation du volume de sang à l’intérieur de l’artère étudiée. Par exemple, appliqué au niveau du thorax, les variations du signal d’impédancemétrie seront directement liées à la propagation du volume de sang dans l’aorte ascendante et descendante.

La rigidité régionale aortique peut être déterminée à l’aide de la technique d’impédance bioélectrique par l’enregistrement successif du signal d’impédancemétrie au niveau du thorax puis au niveau de la cuisse. Le temps de transit du signal d’impédancemétrie (Δτ en seconde) entre le thorax et la cuisse peut être déduit entre le pic de la dérivée du signal d’impédancemétrie entre les deux sites de mesures. Après un filtrage approprié du signal d’impédancementrie, la vitesse de l’onde d’impédance entre le thorax et la cuisse (VOI en m/s) est déduit selon la relation :

VOI = \frac{d}{\Delta \tau}

où la distance d représente la distance entre les deux sites anatomiques (c’est-à-dire entre les électrodes nommées «1» au niveau du thorax et de la cuisse). Par la suite, une étude montre une forte corrélation entre la valeur de la VOI et la valeur de la VOP entre la carotide et la fémorale par tonométrie [6].

Le principal avantage de cette technique réside dans le fait de sa grande simplicité d’utilisation puisqu’elle est complètement assistée par ordinateur. Ainsi, les enregistrements sur les patients sont moins assujetti à la dépendance de l’opérateur.

Référence(s)

[1] Luc M. Van Bortel, Stephane Laurent, Pierre Boutouyrie, Phil Chowienczyk, J.K. Cruickshank, Tine De Backer, Jan Filipovsky, Sofie Huybrechts, Francesco U.S. Mattace-Raso, Athanase D. Protogerou, Giuseppe Schillaci, Patrick Segers, Sebastian Vermeersch, Thomas Weber. Expert consensus document on the measurement of aortic stiffness in daily practice using carotid-femoral pulse wave velocity. Journal of Hypertension. 2012. Lien
[2] J. Blacher, R. Asmar, S. Djane, G. M. London, M. E. Safar. Aortic Pulse Wave Velocity as a Marker of Cardiovascular Risk in Hypertensive Patients. Hypertension. 1999. Lien
[3] S. Laurent, P. Boutouyrie, R. Asmar, I. Gautier, B. Laloux, L. Guize, P. Ducimetiere, A. Benetos. Aortic Stiffness Is an Independent Predictor of All-Cause and Cardiovascular Mortality in Hypertensive Patients. Hypertension. 2001. Lien
[4] R. Murata, H. Kanai, N. Chubachi, Y. Koiwa. Measurement of local pulse wave velocity on aorta for noninvasive diagnosis of arteriosclerosis. . 1994. Lien
[5] C.-H. Chen, C.-T. Ting, A. Nussbacher, E. Nevo, D. A. Kass, P. Pak, S.-P. Wang, M.-S. Chang, F. C.P. Yin. Validation of Carotid Artery Tonometry as a Means of Estimating Augmentation Index of Ascending Aortic Pressure. Hypertension. 1996. Lien
[6] Mathieu Collette, Anne Humeau, Cédric Chevalier, Jean-François Hamel, Georges Leftheriotis. Assessment of aortic stiffness by local and regional methods. Hypertension Research. 2011. Lien

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